Ernest-Antoine Seillière, 60 ans, nouveau patron du CNPF, est un "tueur" élégant, pour qui la vie est belle. | ||||||||||||
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Par PASCAL RICHE (Libération - 1997) |
Ah, c'est facile de se moquer du baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, «Wendel par sa mère», d'insister lourdement sur ses racines et ses airs aristocratiques! C'est vrai, le nouveau patron des patrons «n'est pas du même monde», comme le résument un député de droite et son épouse qui ont récemment dîné chez lui. Mais «on n'est pas responsable de sa naissance», plaide-t-il. Sacré hier , le nouveau patron du CNPF est né comme cela. Coup de bol: riche, intelligent, insouciant, doté d'humour et - à en croire diverses amies de jeunesse - beau gosse. Le terme de «baron»? «Il n'y a plus guère que les maîtres d'hôtel qui l'emploient», dédaigne-t-il. L'expression «l'héritier», en revanche, le rend fou de rage. «La famille Wendel compte quelque 500 héritiers! Moi, j'ai fait ma vie tout seul, j'ai fait mon argent tout seul!» Très à l'aise en toutes circonstances, animé d'une réelle joie de vivre, Ernest-Antoine Seillière, qui fête ses 60 ans dans trois jours, a croqué sa vie avec appétit, comme s'il s'agissait d'un bon festin. Seul son nom aux allures de serpentin semble l'embarrasser.«Il me cause un sérieux problème d'identité», avoue-t-il; on lui demande s'il est sérieux - on a été prévenu qu'il aime les farces. Il confirme. |
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Ernest-Antoine. Tout commence avec ce prénom qu'il déteste. «Ce n'est pas un nom qui pousse à vous taper dans le dos. Ce qu'on ne nomme pas bien n'est jamais familier.» Ernest tout court, comme beaucoup ont tendance à le raccourcir, «c'est encore pire!». Ernest-Antoine naît donc dans une grande et riche famille catholique. Il passe son enfance dans le magnifique hôtel particulier familial du quai de New-York, entre sa grand-mère Wendel, sa mère et ses soeurs, toutes assez austères.«C'était le seul élément agité et gai de la maison, il ruait sans cesse dans les brancards», se souvient un ami d'enfance. Son père s'occupe des affaires et peint. Sa mère, une intellectuelle, s'occupe du bal des petits lits blancs. Ernekind. Charitable, sa nounou alsacienne le rebaptise: Ernekind (littéralement: «Ernest enfant»). Pas un article sur Seillière n'est aujourd'hui publié sans ce grand rappel historique. «Ma nurse est devenue célèbre... de là où elle est, cela doit l'étonner», commente l'intéressé (qui croit en l'au-delà). L'enfant espiègle devient un jeune homme farceur. Un jour, une de ses amies plus âgée se lamente: ses domestiques lui font défaut alors qu'elle reçoit des invités le soir même. Avec l'aide d'un copain, il vole à son secours. Les deux compères se déguisent tout de go en maîtres d'hôtel et assurent un service zélé mais étrange, mettant la main sur l'épaule d'une invitée, chuchotant dans l'oreille d'un autre qu'il faut absolument se resservir pour ne pas vexer la maîtresse de maison, etc. A Sciences-Po, il prise les canulars téléphoniques. Encore aujourd'hui, Ernekind parsème ses conversations de facéties. Si on lui demande s'il n'a pas été tenté par la politique, il répond, pince-sans-rire: «Deux personnes m'ont proposé une circonscription: Georges Pompidou et Maurice Thorez.» Il observe, une seconde, la tête de son interlocuteur, puis éclate de rire: «Non, le second, c'est Giscard.» S'il n'a pas accepté ces deux offres, c'est parce qu'il se sent trop «vulnérable aux à-coups de la politique: grande excitation de l'élection, grande déception de l'échec». |
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Combien de personnes l'appellent aujourd'hui Ernekind? «Environ 10 % de mes amis», dit-il. C'est-à-dire... «plusieurs centaines». Là, Ernekind ne plaisante pas: il a beaucoup d'amis. Seillière. En 1961, il part pour l'Algérie. Sous-lieutenant spahi, dans le Sud oranais, avec quarante personnes sous ses ordres, dont trente Algériens: «l'aventure, la piste, la solitude». Puis il rejoint le haut-commissaire Christian Fouchet, nommé juste après les accords d'Evian, sur fond d'attentats de l'OAS. L'expérience le change. Un de ses congénères raconte qu'il a «perdu en Algérie sa condescendance», qu'il est devenu«plus simple». «J'ai acquis le sentiment du relatif, la certitude que la dimension intérieure existe indépendamment des circonstances extérieures», résume-t-il. |
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Antoine. Décidé à se débarrasser d'Ernest, le jeune Seillière se fait appeler Antoine. Prépare l'ENA sans trop y croire, réussit le concours. Bosse le jour, mène une vie de patachon le soir. «Nous aimions courtiser les jolies femmes, avoue facilement un de ses proches. Quand il était là, les gens n'arrêtaient pas de rire. Alors, on l'invitait toujours.» C'est ainsi qu'Antoine s'est fait quelques milliers d'amis. Et beaucoup d'admiratrices. «Il en faisait rêver plus d'une, dit une belle dame. C'était l'époque des chignons à boucles, avec 350 épingles, faits chez Alexandre. J'en connais certaines qui ont fait la tronche quand il a épousé sa femme, une Suissesse un peu cheftaine guidouille.» Avec la rencontre de la gaie mais sérieuse Antoinette, difficile de garder le prénom Antoine. Surtout, raconte-t-il, cela entraînait des quiproquos, du genre: «Il paraît que c'est un certain Antoine de Laborde qui»... «Vous confondez! Il s'agit d'Ernest Seillière!» Antoine et Antoinette auront cinq enfants. Seillière est un excellent père, dit-on. Week-ends dans sa propriété de l'Oise (appartenant autrefois au seigneur d'Ognon, auquel on doit les «rangs d'oignons»). Vacances d'été dans la maison familiale d'Arcachon (l'ex-villa du maréchal de Saint-Arnoud). Ski. Cheval. Fêtes familiales. Un millier d'invités au mariage de sa fille. |
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Tony. Après trois ans au Quai d'Orsay - où il partage bureau, téléphone et éclats de rire avec son copain Lionel Jospin -, puis cinq ans dans les cabinets ministériels (notamment chez Chaban-Delmas), Seillière accepte en 1976 de reprendre les affaires familiales. Elles sont alors mal en point. Heureusement, l'Etat a nationalisé la sidérurgie (il y engloutira au total 200 milliards), mais Seillière doit gérer les restes, regroupés au sein d'un holding, la Compagnie générale industrielle de participation. Il y fait merveille, secouant un peu la famille Wendel pour qu'elle accepte de mettre ses billes dans des secteurs très éloignés de sa culture - les services informatiques, avec Cap Gemini, par exemple. La CGIP est aujourd'hui prospère. «Tony», c'est le nom de code que lui donne en 1995 la banque Lazard pour la préparation de «l'opération corn flakes»: le rapprochement de Carnaud Metal-Box (filiale emballage) et de l'américain Crown Corn and Seal. «Ernest-Antoine» était«trop identifiable». Depuis cette affaire, outre-Atlantique, Tony est resté Tony. Et il aime ça. Un patron qui délègue beaucoup, monte des opérations à distance, tout ganté, et ne met jamais les mains dans le cambouis social d'une entreprise. Nénesse-le-tueur. Devenu homme public, son nom subit de nouvelles mutations. Au CNPF, au conseil exécutif duquel il a été invité il y a dix ans, on l'appelle «EAS». Mais l'Huma l'appelle déjà M. Ernest (sur le modèle de M. Sylvestre, l'affreux ultralibéral des Guignols) et le Canard, «Nénesse-le-tueur». En annonçant, sans le connaître encore, que son successeur serait un «tueur», Jean Gandois lui a collé une étiquette encombrante. «Tueur de qui? tueur de quoi? Le CNPF n'a aucune arme, qu'une petite épée de bois!», bougonne-t-il. Michel Rocard, un autre de ses amis, confirme pourtant que si EAS «est un homme charmant il peut être aussi un cogneur». Ses plus proches préviennent qu'il «aime aller près des lignes jaunes», «dire ce qu'il pense, jusqu'à la provocation». Pas de doute, Nénesse est un patron qui parlera comme un patron. Tant mieux, les choses seront ainsi plus claires. Toutefois, Paris-Match nous apprend que le tueur a conservé ses quatre nounours: Bruno, François, Mustafa et Robert. |
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Libération
- 1997 |